J'ignore ce qu'en pensent les autres membres du groupe, Roger Daltrey, Keith Moon ou John Entwistle. J'ai l'habitude de me sentir un peu seul, même au sein du groupe, mais ce soir-là, en juin 1964, à l'hôtel Railway de Harrow, à l'ouest de Londres, au premier concert des Who, je suis invincible.
Nous jouons du R&B : « Smokestack Lightning », « I'm a Man », « Road Runner » et d'autres grands classiques. Je frotte ma Rickenbacker hurlante contre mon pied de micro. Je joue avec l'interrupteur que je viens d'y adapter, pour la faire crachoter, crépiter, et elle arrose le public de rafales de son. Je soulève ma guitare d'un coup brusque - un immense frisson m'envahit quand j'entends son grondement se muer en un terrible rugissement ; je lève les yeux, et en la retirant du trou que je viens de faire dans le plafond, je vois que la tête de la guitare est cassée.
C'est là, en une fraction de seconde, que je prends une décision - frénétiquement, je cogne la guitare au plafond, encore et encore. Si au début la tête était simplement brisée net, elle est maintenant éclatée en plusieurs morceaux. Je la présente triomphalement à la foule. Je ne l'ai pas cassée, non : je l'ai sculptée pour elle. Puis je jette la guitare complètement explosée à terre, attrape ma toute nouvelle Rickenbacker douze cordes et je continue le concert.
Ce mardi soir-là, j'ai découvert quelque chose de plus puissant que les mots, bien plus émouvant que mes pauvres tentatives de jeune Blanc de faire du blues. En retour, j'ai reçu les acclamations retentissantes du public. La semaine suivante, dans le même club, j'ai manqué de guitares, et du coup j'ai renversé la pile d'amplificateurs Marshall. N'étant pas du genre à se faire voler la vedette, notre batteur Keith Moon m'a imité en renversant sa batterie à coups de pied. Roger s'est mis à frotter son micro sur les cymbales fendues de Keith. Certains pensaient que ces destructions n'étaient qu'un gimmick, mais moi je savais que le monde était en train de changer, et que nous faisions passer un message. La manière conventionnelle de faire de la musique n'en avait plus pour longtemps."
Pete Townshend,
in Who I am,
trad. Laura Sanchon Seeger & Vincent Guilly,
Michel Lafon ed.,
2013